Juste la fin du monde est un texte sur la grammaire. Accords, conjugaison… Sur la langue française et ses folles aventures : logiques aberrantes, exceptions formidables, règles qui ne sont des règles que pour nous taper sur les doigts. Juste la fin du monde est une pièce de théâtre qui vient de rentrer au répertoire du Français. Et c’est naturel quoique considérable, puisque Jean-Luc Lagarce est un moderne classique. Lorsqu’en 1990 il écrit Juste la fin du monde, Lagarce sait que le sien est sur le point de disparaître, qu’il va tantôt mourir du sida. Ce que je veux dire, ce qu’il voulait dire, ce que nous dirions, c’est que cette histoire intime est forcément la nôtre puisque la camarde nous guette, au bras de laquelle, un soir ou l’autre, comme Lagarce l’écrit, nous irons faire les fringants dans une rue mal éclairée, avant de se dissiper.
Accords toujours imparfaits, conjugaisons irrégulières, futur systématiquement antérieur, passé jamais simple pour ce jeune homme, c’est lui, c’est Louis, qui sur le tard avant qu’il ne soit trop tard, revient à sa famille, «comme on ose bouger parfois, à peine, devant un danger», malgré tout, la peur, prenant ce risque, malgré tout, de «revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage, pour annoncer, dire, seulement dire, ma mort prochaine et irrémédiable, l’annoncer moi-même, en être l’unique messager».
A l’attendre, l’espérer, le guetter, régler des comptes et en ouvrir d’autres, les membres de la famille, plus quadrature que cercle, sont assis sur des chaises d’école : la mère sans prénom (on dit : ta, notre, votre, leur mère, surtout pas maman) ; Antoine, le frère cadet en jeune idiot ; la petite sœur Suzanne agitée ; et la femme du frère, Catherine, pièce rapportée à la scène, dont il n’est pas question qu’elle soit une belle-sœur. D’un abord aussi transparent que ses enfants invisibles. Des neveux ? Des filleuls ? Comment dit-on déjà ?
Punaise. «Ce que je veux dire», ce que Louis voudrait dire sans jamais trouver le mot juste ni le juste milieu, c’est qu’il les aime, bêtement et réciproquement, mais que cette affection indicible au risque sinon d’être ridicule ou de se foutre sur la gueule quand on joint le geste à la parole («Ne me touche pas !»), est à la fois une comédie bourgeoise (Feydeau rôde car Lagarce peut être punaise) et une tragédie ancienne, la tragédie d’un abandon qui date de bien avant notre naissance. Tout ceci s’est écrit, se lit (1) s’écoute et se dit, dans une langue sophistiquée, un travail au sens d’une torture (on sent flotter dans les cintres la nuée des ratures et le brouillard des mots inutiles), une langue du coup liquéfiée qui ne peut pas se déclamer. Comment faire ?
La mise en scène de Michel Raskine fait bien, qui a la bonne idée d’être modeste (à l’exception vénielle d’un final inutilement spectaculaire), le décor de Stéphanie Mathieu, débroussaillé, cite la désolation plus qu’il ne l’illustre : des chaises, un débarras sous housse plastique, une guirlande lumineuse de fin de bal musette.
Chargés de prêter leurs corps, les acteurs sont eux aussi volatiles, en conjugaison, actifs, passifs, suivant les voix, les modes, les temps, les personnes. S’arrangeant entre eux sous nos yeux, ils sont de mieux en mieux chacun pour soi, de plus en plus justes quand ils font chorus, même celle à qui a échu le rôle pénible de la braillarde, la petite sœur gouailleuse (Julie Sicard) et qui finit dans le murmure. Laurent Stocker (Antoine) nous met les larmes aux yeux lorsqu’il a enfin son mot à dire, Elsa Lepoivre (Catherine) nous fait sourire, à distance d’une affaire qui n’est pas la sienne. Pierre Louis-Calixte (Louis) en héros de son formidable malheur nous exaspère et nous séduit. Tous excellents et équanimes, il est vrai comme coordonnés dans leurs discordances, le foutoir de leurs sentiments, par la sensationnelle Catherine Ferran, la mère, qui règne sur eux tous, et pas seulement quand le jeu veut qu’elle s’assoit dans la salle, au deuxième rang pour les observer. La mère Ferran, impériale sans accabler de son empire.
Destin. C’est une pièce qui fait du chagrin et pique les yeux mais qui, bien que sortie de la nuit, ouvre sur une plage ensoleillée. Le jeudi 9 janvier 1986 dans son journal, Lagarce écrit : «Etrange mélancolie, oui. Pas de désespoir intempestif incontrôlé, non, seulement mélancolique, solitaire.» Autant dire que la mort annoncée n’est pas tant une fatalité subie qu’un destin. «Il meurt» comme on dit «il pleut».
Après avoir vu sa famille, sans rien leur dire, sur le chemin du retour, Louis s’avance sur un prolongement de la scène qui est comme un plongeoir au-dessus d’une piscine vide et parle ainsi face au public : «Ce que je pense. C’est que je devrais pousser un grand et beau cri, un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée, que c’est ce bonheur-là que je devrais m’offrir, hurler une bonne fois, mais je ne le fais pas, je ne l’ai pas fait.» C’est cela que Jean-Luc Lagarce voulait dire.
(1) Texte publié aux éditions Les solitaires intempestifs.
Article paru dans Libération du 10 mars 2008.
Copié collé du site Liberation.fr
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