La vie, la mort, Lagarce
Dans l'Evangile selon saint Luc, le retour de l'enfant prodigue se passe bien. Pas chez Jean-Luc Lagarce (1957-1995). Chez Luc (15, 11-32), le père tue le veau gras pour fêter la réapparition du fils amaigri ; chez Jean-Luc (Juste la fin du monde, 1990), la mère demande froidement son âge à son aîné atteint du sida - et qui était justement venu annoncer sa mort prochaine - un long et lent dimanche provincial dans la maison de son enfance.
Nul doute que le fils, très érudit, d'ouvriers protestants des usines Peugeot ait connu le texte évangélique. Mais les enfants prodigues qui hantent son oeuvre à lui y reviennent courageusement annoncer leur fin programmée, ne trouvent aucune miséricorde. On voudrait croire que c'est parce qu'ils ne s'excusent pas, comme chez l'évangéliste, n'expriment ni regret ni pardon. On n'en est pas sûr. Alors ils repartent, silencieux, le plus souvent sans avoir rien avoué de la mort qui guette. Avec juste l'envie de crier. Mais ils ne crieront pas non plus.
De Luc à Jean-Luc, tout un monde, foi à part. Toute une écrasante solitude. Le père aimant et joyeux qui ne songe qu'à tuer le veau gras a été remplacé par une mère lointaine, à force peut-être de déceptions. Là-bas, on s'embrasse, on chante, on danse. Ici, on se dispute ou on se tait. Et on s'en va. Seul point commun : la figure du frère. Qui râle chez Luc parce qu'on n'a jamais fait la fête pour lui alors qu'il est resté fidèle à la famille ; qui râle chez Jean-Luc parce qu'il vit mal, obsédé par l'ombre de l'aîné absent, par les responsabilités qu'il lui a laissées.
Pourquoi le magnifique spectacle mis en scène par Michel Raskine à la Comédie-Française bouleverse-t-il tant ? Laisse-t-il tant d'interrogations et d'apaisement ? A cause de l'écriture même. Comédien, metteur en scène, chef de troupe, auteur dramatique, Jean-Luc Lagarce a passé - et jusqu'au bout - sa vie trop brève à écrire : des pièces (vingt-cinq), des récits, des essais, un livret d'opéra et un copieux journal de 1977 à 1995 (1). Par la force de ses phrases lancinantes, répétitives (comme la musique du même nom), qui quêtent sans fin le mot juste, la pensée exacte, le sentiment vrai, il nous met face à l'essence de nous-mêmes. Peu importe alors que nous ne retournions pas dans nos familles annoncer notre décès futur pour cause de sida : c'est le poids non dit de toutes les familles, les frustrations encaissées, les manques d'amour affichés, les abandons, les absences, les silences et secrets mortifères de toute parentèle que Lagarce met doucement en scène et donne les moyens d'affronter. Son théâtre est davantage celui d'un nouvelliste qui conte que d'un dramaturge qui orchestre les crises. Ici, pas de coup de théâtre. Rien que la vie, la mort qui s'approche et le verbe pour l'apprivoiser. Mais le théâtre n'est-il pas aussi ce moment ultime à devancer, à partager ensemble pour mieux l'exorciser ? Dans la lignée des grands classiques, Lagarce a compris que la scène n'est jamais qu'affaire de mort, que manière de flirter avec cette énigme.
Michel Raskine, pour mieux nous plonger dans le texte, a changé le dispositif habituel : la scène avance vers le public pour mieux l'embrasser. Et sur le plateau, entre des chaises qui portent leurs noms - pour signifier simplement combien le texte nous est proche ? -, les comédiens ont admirablement trouvé le ton de cette chronique familiale avortée. Pas d'emphase, juste de l'exaspération, de l'ironie et un art infini de l'écoute. Le verbe à la fois prosaïque et incantatoire de Lagarce ne transparaît que davantage dans cette pudeur, cette économie de moyens affichée. Pierre Louis-Calixte, Laurent Stocker, Julie Sicard, Catherine Ferran, Elsa Lepoivre sont éblouissants de détresse et d'humour. Ils donnent à entendre une nouvelle et terrible parabole. D'aujourd'hui.
Fabienne Pascaud, article paru dans Télérama n°3035.
1 commentaire:
et dans telerama sortir l'article se termine comme suit "...un Louis grandiose" ils essayent de te passer un message je croit...
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